Le 9ème Forum Mondial de l’Eau aura lieu à Dakar en mars 2021. Il est précédé par une importante réunion préparatoire de lancement, le kick off meeting, les 20 et 21 juin 2019 à Dakar. Si les 4 grandes priorités et le cadre général du Forum Dakar 2021 sont fixés, il y a encore à décliner les priorités en sessions et sous sessions, à confirmer les facilitateurs, les partenaires et l’implication de tous les acteurs concernés.

Abdoulaye Sene et Alain Boinet, Dakar, Sénégal, 2019

Pour vous informer, nous avons interviewé, à Dakar et à Paris, Abdoulaye Sene et Patrick Lavarde, Co-présidents du comité préparatoire de l’organisation du 9ème FME. Abdoulaye Sene représente le Sénégal qui accueillera le Forum et Patrick Lavarde représente le Conseil mondial de l’Eau qui est à l’origine de ce Forum depuis 1997.

L’enjeu du prochain Forum est considérable. En 2021, nous serons à mi-parcours des Objectifs de Développement Durable et notamment de l’Objectif 6 dédié à l’eau et l’assainissement. Ce Forum se déroulera en Afrique ou l’accès à l’eau et l’accès à l’assainissement sont les moins avancés dans le monde avec une démographie en croissance vertigineuse et les effets nocifs du dérèglement climatique. De plus, malgré bien des progrès et des réussites en Afrique, les crises ne manquent pas sur le continent, en particulier dans la région du Sahel ou l’eau est au cœur de la sécurité des populations. C’est dire si ce Forum devra, plus que tout autre,  prendre en compte les questions d’urgence humanitaire et de développement pour lesquelles les populations attendent des réponses concrètes rapides.

Abdoulaye Sene et Patrick Lavarde répondent ici précisément à toutes ces questions dans cet entretien croisé et avec deux courtes vidéos. Les 20 et 21 juin 2019, nous serons également à Dakar d’où nous vous tiendrons informés.
Nous vous invitons à partager largement cette interview croisée autour de vous pour informer vos amis, relations et contacts concernés. Bonne lecture.

Interview croisée d'Abdoulaye Sène et Patrick Lavarde

Alain Boinet : Monsieur Abdoulaye Sene, nous vous remercions de nous recevoir pour cette interview. Avant d’aborder la question du Forum Mondial de l’Eau, dont vous êtes le Co-président du comité préparatoire, nous souhaiterions vous interroger sur la manière dont se pose la question de l’eau au Sénégal, au Sahel et en Afrique, puisque le Forum sera un forum mondial, mais aussi plus spécifiquement un forum pour l’Afrique. Comment cette question se pose-t-elle en termes de besoins et de réponse aux besoins au Sahel ? 

Abdoulaye Sene : Je veux tout d’abord vous remercier de l’intérêt que vous portez à la question de l’eau en Afrique et surtout vous remercier pour tous les projets que Solidarités International est en train de déployer à travers le monde pour répondre aux questions urgentes en lien avec l’eau. Je voudrais aussi préciser de façon plus spécifique mon opinion sur la perception que l’on devrait avoir aujourd’hui de l’eau en Afrique.

Manifestement, l’Afrique reste le continent où la question de l’eau dans toutes ses dimensions – sociales, économiques, politiques – risque de peser le plus lourdement sur son avenir. Nous savons déjà que l’accès insuffisant à l’eau et à l’assainissement dans les situations actuelles est très défavorable et gênant pour beaucoup de nos populations. A l’échelle de l’Afrique subsaharienne, on parle notamment d’un taux d’accès à l’eau de l’ordre de 40%. Cela veut dire que même si l’on poussait les choses en allant jusqu’à chercher « un accès amélioré », jusqu’à 50 ou 60%, pratiquement la moitié de la population resterait en situation de précarité vis-à-vis de l’accès à l’eau. Or, sans accès à l’eau, il n’y a pas de garantie pour la santé. Il peut y avoir aussi des problèmes d’hygiènes, de malnutrition et de sécurité alimentaire. C’est donc une question qui pèse déjà sur la vie de nos populations. De plus, la pression démographique galopante, les changements climatiques et tout un ensemble d’autres facteurs, risquent d’avoir des conséquences encore plus grandes et encore plus dramatiques à l’avenir.

Alain Boinet : Patrick Lavarde, merci également de participer à cet entretien. Tu es aussi Co-président du Comité préparatoire du Forum Mondial de l’Eau, en tant que représentant du Conseil mondial de l’Eau. En complément de ce qu’Abdoulaye Sene vient de nous dire, peux-tu nous parler de la thématique de l’eau, l’hygiène et l’assainissement dans les ODD, en particulier l’objectif 6, qui vise à atteindre l’accès à l’eau potable pour tous en 2030. Où en est la trajectoire vers 2030 et dans ce contexte quel est le rôle du Forum Mondial de l’Eau ? 

Patrick Lavarde : Merci Alain de me donner l’occasion de pouvoir m’exprimer sur Défis Humanitaires. La réponse à la question de la trajectoire de l’agenda 2030, elle est dans le Baromètre 2019 de l’eau, de l’hygiène et de l’assainissement que produit Solidarités International. Il montre que l’écart entre l’objectif et la réalité est immense. Cet écart est en particulier vrai en Afrique subsaharienne puisque c’est une région avec un taux d’accès à l’eau potable des populations parmi les plus faibles au monde. Et je ne parle pas d’assainissement. On voit bien que cet aspect de l’accès à l’eau et l’assainissement est un défi majeur de la zone. C’est également un défi majeur du développement général et un enjeu de santé publique incontournable. Les chiffres des pertes humaines liées aux maladies hydriques, au choléra notamment, montrent d’ailleurs l’acuité de ce sujet.

C’est aussi dans cette zone d’Afrique subsaharienne, un enjeu qui exacerbe les conflits autour de tous les mouvements de population et entre les différents types d’usagers de l’eau. C’est le cas ne serait-ce qu’au sein des communautés rurales entre les éleveurs et les agriculteurs.

Pour ces simples raisons, il était évident que ce Forum, qui va se situer à pratiquement mi-parcours de l’agenda 2030, devait se dérouler dans cette région et à cette période. Il permettra à la fois de mesurer les écarts et de donner un focus particulier, à l’échelle mondiale, sur les enjeux de cette zone. Il pourra également susciter une implication internationale pour traiter des enjeux de cette région et traiter aussi d’enjeux équivalents dans d’autres régions du monde.

 

Alain Boinet : La pression sur l’eau n’a jamais été aussi forte, comme tu viens de le dire, pour des raisons multiples. La démographie en est une, la pollution et les effets du dérèglement climatique en sont d’autres. Au fond, quelles inflexions ou ruptures doivent être impulsées, lors de ce 9ème Forum Mondial de l’Eau, par rapport aux ODD, afin que les objectifs puissent être atteints à l’horizon 2030 ? 

Patrick Lavarde : Solidarités International a bien montré dans un certain nombre de ses publications et de ses travaux que les objectifs du millénaire pour le développement (OMD) ont permis des avancées. Des avancées évidemment partielles. Aujourd’hui, les ODD concernent l’ensemble du monde, ce qui est un élément nouveau. Ils s’appliquent à la fois aux pays développés comme aux pays en développement, mais les enjeux sont évidemment d’ampleurs différentes. Dans les premiers, l’accès à l’eau et l’assainissement y est à peu près atteint. Si l’on prend le cas de la France, ils sont atteints à 99%. Cela ne veut pas dire qu’il ne reste pas des poches de difficultés en métropole et dans certains territoires d’outre-mer.

La situation dans les pays développés n’a rien à voir avec ce que l’on peut trouver dans les pays en développement dont certains ont très soif et connaissent des problèmes d’hygiène incommensurables. A très court terme, ils sont confrontés à une croissance de population très forte. C’est le cas en Afrique subsaharienne, en particulier. Ces pays sont aussi confrontés à une urbanisation forte, ce qui pose des questions spécifiques liées à la concentration urbaine. Les zones rurales font face également à des gradients d’enjeux différents selon les continents.

Je crois donc que l’intérêt de tenir ce Forum à la mi-parcours des ODD, c’est de faire cet état des lieux et d’être capable d’initier des échanges d’expérience à travers notamment des dialogues multirégionaux. Ce sera une innovation du Forum puisque dans le passé il y avait un processus régional distinct pour l’Europe, un pour l’Afrique, etc. Il n’y a pas besoin de réunir des personnes en Corée ou au Brésil pour réaliser ces processus spécifiques à un continent. Il y a d’autres plateformes et occasions pour cela. L’intérêt est de pouvoir partager des success stories, obtenues en Amérique latine, en Asie du sud-est ou dans certaines zones d’Afrique et d’avoir des échanges d’expérience pour des contextes relativement comparables. Ce Forum de 2021 sera donc un forum du temps de l’action et du temps des réponses, venant après celui de Marseille qui était le forum des solutions pour montrer ce qui était possible. Maintenant il est temps d’appliquer ces solutions.

Alain Boinet : Abdoulaye Sene, vous avez également dit que cette situation de l’eau risque de s’aggraver. On peut donc penser au dérèglement climatique et à ses conséquences, mais aussi à la démographie comme vient de l’évoquer Patrick Lavarde. D’après les chiffres, la population du Sahel va doubler d’ici vingt ans. Elle passerait de 84 millions d’habitants en 2015 à 240 millions en 2050 et plus de 500 millions en 2100. Cela fait d’autant plus de personnes à alimenter en eau, hygiène et assainissement. C’est un enjeu colossal, puisqu’il s’agit aussi de l’eau de l’agriculture et l’eau de la coopération internationale. Comment abordez-vous ces questions au Sénégal ? Imaginez-vous des changements dans la politique régionale de développement ? 

Abdoulaye Sene : Lorsque l’on analyse les problématiques de l’eau avec la perspective que j’ai développé, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un problème déjà très complexe, particulièrement pour l’Afrique, il est clair qu’il y a en effet des situations d’urgence extrêmes. Même si globalement la situation n’est pas bonne, il y a donc des situations où l’on peut aller jusqu’à dire qu’elles sont très mauvaises et très difficiles à traiter.

D’autre part, l’action qui est déployée par les pouvoirs publics depuis quelques temps n’a pas toujours été dans une démarche très équitable. Quand vous regardez les disparités entre les régions, entre les mondes urbains et ruraux, il est clair qu’une certaine frange de la population vit dans des conditions encore plus difficiles pour des raisons multiples – géographiques, humaines, etc. Pour traiter cette question, il faut donc avoir une approche pleine de finesse et bien cerner le problème dans ses différentes dimensions – territoriales, sociales et économiques. Il faut regarder les urgences et apporter des solutions pour les populations ainsi que s’intéresser aux disparités entre le monde rural et le monde urbain. Et enfin il faut déployer des politiques spécifiques pour accélérer l’accès à l’eau au niveau du monde rural. Pour l’espace urbain également, il faut considérer qu’il y aussi plusieurs strates : le péri-urbain, les banlieues et les centres urbains qui sont généralement plus modernes. Tout cela doit être pris en compte.

Le Sénégal a été très tôt sensible à cette exigence, à savoir traiter de manière équilibré toutes les composantes. Tout récemment, nous avons lancé un programme spécial : « le programme d’urgence et de développement communautaire ». Sa vocation principale est de corriger les déséquilibres entre le rural et l’urbain. Nous voulons donc investir massivement dans l’eau et l’assainissement en milieu rural pour faire en sorte que cette partie du territoire, qui est très importante et qu’occupe une grande majorité de la population, voit ses conditions de vie améliorées.

En parallèle, il reste nécessaire de pousser les investissements à un niveau qui permette une certaine qualité de service et afin de répondre à des standards. On sait que dans certaines zones du pays, avoir dix litres d’eau par habitant est difficile, alors que le minimum devrait être de 35 litres. Cependant, dans d’autres zones où les standards sont fixés à 60 litres, nous ne sommes pas sûrs de pouvoir satisfaire correctement la demande. Le Sénégal a donc travaillé aussi à développer une politique de l’eau avec certaines d’ambitions très fortes pour Dakar, sa capitale, et les grands sites.

C’est pour cela que depuis des années le Sénégal développe de grands projets d’alimentation en eau avec des transferts d’eau et réalise de grandes inductions à partir de forages. De plus en plus, on se tourne vers une sécurisation du service d’alimentation en eau avec le recours à des sources moins conventionnelles. Le Sénégal s’est engagé par exemple pour les trois prochaines années à réaliser une à deux unités de dessalement. Le gouvernement du Sénégal a vraiment pris à bras-le-corps la question de l’eau pour lui apporter une réponse globale, avec des déclinaisons locales qui permettent de développer l’inclusivité, de traiter les spécificités et aussi de travailler à renforcer la résilience.

On sait tous que Dakar a vécu l’année dernière, mais aussi il y a deux ans, une situation dramatique. L’essentiel des 40% de l’alimentation en eau venait du lac de Guiers et lorsqu’il y a eu des problèmes avec la station du lac cela a entraîné une situation extrêmement grave. Les autorités ont alors davantage accéléré les mesures pour améliorer la résilience et réduire la vulnérabilité. La politique sénégalaise en matière d’eau est donc une politique globale, bien inspirée, qui prend en compte la question de la protection des ressources, de l’équilibre, de l’équité ainsi que la question de l’anticipation de la croissance de la population.

Alain Boinet : J’imagine même que cette politique du Sénégal pourrait servir de référence dans d’autres pays de la région pour lesquels la réponse est moins élaborée ou qui vivent des crises, y compris sécuritaires. On parle en effet du Sahel confronté à des crises sécuritaires. Comment, toujours dans le cadre des politiques menées, mais aussi du Forum, voyez-vous le lien entre le fait de répondre à des situations de crise et l’insécurité régionale ? Comment faire face à l’insécurité qui rend la réponse difficile ? Est-ce avec des acteurs comme le G5 Sahel et l’Alliance Sahel qui sont maintenant des acteurs globaux ? Avec lesquels faut-il coopérer puisqu’ils ont des mandats et des moyens très différents ? A ce propos, on évoque beaucoup ce fameux nexus « sécurité-développement » et tous les acteurs s’y trouvent confrontés. Comment voyez-vous cette problématique ? 

Abdoulaye Sene : Le Sénégal, je le pense, peut parfaitement se revendiquer comme un modèle de réussite dans le domaine de l’eau. Cela tient à plusieurs choses. Il faut garder à l’esprit que le Sénégal a eu une attention particulière quant aux questions hydrauliques depuis très longtemps. Les premiers grands forages profonds en Afrique de l’Ouest ont été faits au Sénégal. C’est lié à l’histoire parce que le Sénégal a abrité la capitale de l’AOF([1]). Tous les projets hydrauliques étaient à l’époque développés d’abord au Sénégal et ensuite étaient diffusés dans les autres pays. Il y a eu donc au Sénégal les premiers grands forages, les premières grandes stratégies de gestion et de maintenances, les premiers forages pastoraux et ce que nous avons appelé les « forages multi-villages ». Très tôt, le pays a également réussi à coupler les forages motorisés et les forages manuels. Assurément c’est un pays qui a développé durant ces dernières décennies, une expertise et une expérience très forte, que ce soit dans le domaine du pastoral villageois, comme je viens de l’évoquer, ou dans celui de l’hydraulique urbain.

Je pense que le Sénégal, au-delà de ces questions purement techniques, au niveau aussi institutionnel, a été avant-gardiste sur beaucoup de réformes, que ce soit dans son cadre législatif, ou pour la production de son code de l’eau en 1981. Notre ambition est donc de continuer à anticiper et à adapter les réponses au contexte sahélien.

Le Sahel est en effet une réalité qui a ses spécificités. Vous avez raison de parler du G5-Sahel. Nous pensons que ce qui a été fait au Sénégal dans le domaine de l’hydraulique, rural comme urbain, est très utile pour la construction de projets dans le cadre du G5.

Pour ce qui est du nexus, je parlerais plutôt d’un nexus « eau-sécurité-paix ». Il est essentiel quand vous analysez le contexte du Sahel. Certains grands experts vous diront par exemple que l’actuel dessèchement du lac Tchad a été pour beaucoup dans la génération de conflits, ou du moins a été un facteur d’aggravation. Lorsqu’il n’y a pas d’eau et que les éleveurs, ayant l’habitude de certains circuits de transhumance, sont obligés de sortir de ces circuits, d’empiéter sur des zones d’exploitation agricole et sont confrontés à des situations difficiles avec les sédentaires, cela entraîne des conflits. Lorsque l’on regarde ce qui se passe en faisant de la géostratégie très fine, on se rend compte et tout le monde sait en l’Afrique de l’ouest, que la cohabitation éleveurs-agricultures était autrefois facile. Elle est devenue cependant très difficile à chaque fois qu’il y a eu raréfaction de la ressource en eau. Donc c’est extrêmement intéressant de travailler sur la question de l’eau au Sahel.

A l’époque de ces premières tensions, le Sénégal avait développé une stratégie très intéressante pour la zone pastorale. On avait dit qu’on allait compartimenter la région. On allait faire un maillage de forages tous les vingt kilomètres pour faciliter les déplacements et éviter aussi qu’il y ait une surexploitation des sols. Il fallait répartir la charge et faire en sorte que dans le terroir il y ait assez de réserves pour que les éleveurs n’aient pas besoin d’aller empiéter sur les terres agricoles.

Il est donc certain que le modèle sénégalais pourrait apporter quelque chose dans la formulation de projets sur l’eau dans le Sahel. Et le Sénégal reste très ouvert à cela. C’est un pays qui a bien compris l’intérêt de développer la coopération autour de l’eau. Ce n’est pas un hasard si le Sénégal a aujourd’hui les sièges des deux grandes organisations de bassins transfrontaliers ouest-africains qui sont parmi les plus performants au monde. Il s’agit de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS)[2] et l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG)[3] qui sont tous installés ici, à Dakar.

Le Sénégal a toujours pensé qu’au lieu de se battre pour la propriété d’un fleuve ou d’une ville, il fallait mieux s’associer entre voisins et développer des stratégies de solidarité. Ce qui importe, c’est le bien-être des populations, qui d’une ville à l’autre est très lié. Ce sont souvent les mêmes familles. La frontière reste alors très artificielle. Elle ne devrait pas être source de ruptures. Au contraire, ce n’est qu’une ligne purement administrative. On a des espaces frontaliers et il faudrait travailler à développer des espaces solidaires. Donc oui, le nexus développement, eau et paix est essentiel.

Ce n’est pas non plus un hasard si le Sénégal a été le premier pays au monde à avoir l’inspiration, voire peut-être l’audace, de porter le débat de l’eau au Conseil de sécurité : « l’eau-paix-sécurité ». Nous y croyons et c’est dans l’ADN même du Sénégal de dire qu’il faut coopérer et dialoguer autour des ressources partagées. Il faut être solidaire. C’est d’ailleurs pourquoi j’aime bien le nom que porte votre association.

Le Sénégal reste dans ce domaine-là un pays qui se veut exemplaire et entend renforcer ses capacités et son leadership dans le domaine de l’eau.. C’est aussi pour ces raisons que le Sénégal s’est proposé d’accueillir le Forum Mondial de l’Eau. Nous voulons mettre en avant l’expérience et l’expertise sénégalaise sur ces sujets. Nous voulons aussi montrer que nous soutenons le dialogue pour que le monde, dans sa globalité, œuvre à trouver les réponses plus appropriées.

Alain Boinet : Patrick Lavarde, ce Forum Mondial de l’Eau se déroulera à Dakar en mars 2021, en Afrique, continent sur lequel certains pays ont un bon niveau de développement et de croissance. Mais d’autres pays sont dans des situations de crises. Je pense notamment au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Tchad, à la République centre-africaine, la République démocratique du Congo, et la corne de l’Afrique. Au fond, cela signifie peut-être plus pour ce Forum dans la prise en compte des situations d’urgence – d’aide humanitaire et aussi de développement. Y’aura-t-il une approche spécifique concernant ces pays d’Afrique, confrontés à des situations de crise ?

Patrick Lavarde : Effectivement, c’est un point très important. Il y a deux situations, qui ne s’opposent pas, mais qu’il faut distinguer. D’une part, il y a les situations structurelles. Là où nous savons tous que l’eau, qui est plus un connecteur qu’un secteur, est un enjeu majeur de développement dans son ensemble au regard des enjeux d’alimentation, de santé, d’éducation, etc. Et puis il y a dans certains endroits, des situations d’urgence avec des enjeux à très court terme. Ces deux aspects ne s’opposent pas, mais ne se traitent pas de la même manière. D’une certaine manière, ce Forum permettra de mettre en exergue ces aspects. Ce ne sont pas les mêmes outils, ce ne sont souvent pas les mêmes acteurs.

De ce point de vue, le Sénégal est particulièrement bien choisi puisqu’il est un peu à la jonction des zones en difficulté. Il est donc particulièrement concerné par les enjeux de sécurité de l’eau, liés à la sécurité en général. De plus, le Sénégal a une expérience également importante à faire partager parce que c’est un pays qui, de longue date maintenant, a investi dans l’eau, l’assainissement, dans l’accès à l’eau des zones rurales, ce qui a permis peut-être aussi d’avoir dans ce pays une croissance démographique et une urbanisation moindre par rapport à d’autres pays. Parce que si l’on maintient les populations dans les zones rurales, on évite la concentration dans des mégalopoles.

Le Sénégal a aussi une expérience remarquable, comme vient de le rappeler Monsieur Abdoulaye Sene, avec les deux organisations de Bassin des fleuves Gambie et Sénégal. Une organisation de bassin qui fonctionne, c’est un cas rare en Afrique et cela apporte des garanties dans ces zones.

A une échelle plus globale, le Sénégal a joué un rôle leader. C’était le cas aux Nations Unis notamment, lorsqu’il présidait le Conseil de sécurité. Le Président de la République du Sénégal a été un des membres du panel des chefs d’Etat sur l’eau. Le Sénégal incarne sur la scène internationale les enjeux de l’eau dans les pays en développement, en particulier les pays d’Afrique.

Alain Boinet : Puisque nous en sommes au Forum Mondial de l’Eau, quelles sont les caractéristiques qui distinguent ce Forum des précédents ? 

Abdoulaye Sene : Tout d’abord, c’est un forum qui va avoir lieu en Afrique. Cela fait déjà une grande différence dans la mesure où la question s’y pose en termes d’urgence. Le Forum se tient en Afrique où nous ne pouvons pas prétendre avoir les mêmes moyens financiers que la France, la Corée ou encore la Turquie. Il nous faut donc, pour ce Forum, être inventifs et innovants, viser l’efficacité sociale, économique et politique. Pour ce faire, nous avons essayé d’amener nos partenaires, notamment le Conseil mondial de l’Eau, à nous rejoindre dans l’idée que le Forum devrait être très connecté à l’agenda mondial. Nous voulons qu’il se positionne sur l’agenda mondial, pas seulement pour aujourd’hui, mais pour l’histoire. Nous avons l’intention de rester très proche de l’agenda climat, des Objectifs de Développement Durable (ODD), et de tous les autres agendas comme celui de la sécurité alimentaire. Nous les avons à l’esprit et voulons qu’ils puissent irriguer la réflexion.

Mais tout en restant global, ce Forum doit être également un forum de proximité qui s’adresse aux populations d’un continent ayant des besoins pressants. Il faut donc que nous développions des dynamiques qui permettent, déjà dans la phase préparatoire, de faire en sorte qu’il y ait des actions et des projets avec des réponses locales pour les populations.

Abdoulaye Sene, Co-Chair of the Preparatory Committee for the 9th World Water Forum, Dakar, Senegal, 2019

C’est pour cela que l’une des innovations majeures du Forum sera l’initiative Dakar 21. Cette initiative sera essentiellement constituée d’un ensemble de projets compatibles avec les objectifs du Forum. Ce sera aussi des projets qui pourront être réalisés à court terme. Ils auront la possibilité ensuite de s’inscrire à plus grande échelle avec le Forum de 2021. Les porteurs de projets labélisés devront être en mesure de venir en mars 2021 présenter des résultats concrets et démontrer leurs impacts. Ensuite, ils apporteraient des propositions leur permettant de passer à une autre échelle, au niveau africain mais aussi à l’échelle des autres continents. C’est une initiative très importante. Nous travaillons actuellement dessus avec le Conseil mondial de l’Eau, mais aussi avec beaucoup d’autres acteurs qui souhaitent apporter leur contribution : l’OCCE, la France, la Corée, l’Allemagne. Beaucoup de pays ont déjà remarqué l’intérêt de cette initiative.

L’autre initiative innovante du Forum 2021, axé principalement sur l’eau, la paix et le développement est que nous allons essayer de le rendre plus « focus », donc plus efficace. Jusque-là, les forums étaient très ouverts avec parfois 500 sessions.  Il y avait alors des difficultés à cerner où étaient les priorités et les résultats attendus. Notre idée est de dire, qu’à partir du thème principal, nous allons choisir quatre priorités et faire le focus sur ces quatre priorités afin que de 500 sessions nous puissions passer peut-être à 150 ou 200. Ces sessions devront être structurées, bien préparées et pourront ainsi déboucher sur des initiatives et propositions très concrètes. Le Conseil mondial de l’Eau, après nous avoir écouté, nous a d’ailleurs rassuré sur la pertinence de cette option et nous soutient. Les quatre thèmes sont :

  1. La sécurité de l’eau
  2. La coopération, dans sa conception la plus large
  3. L’eau pour un monde plus calme
  4. Les outils et moyens

La troisième innovation est de mobiliser tous les acteurs. Nous avons pensé qu’au lieu d’avoir un processus préparatoire institutionnel où il y avait une préparation « en silo » et où tout se faisait en parallèle, il faudrait ouvrir. Dans les derniers forums, il y avait toujours un processus politique où les ministres se retrouvaient entre eux, les élus locaux dialoguaient entre eux, les parlementaires restaient aussi entre eux… Il y avait des processus thématiques où les hommes de savoir, d’université, se retrouvaient et à nouveau discutaient isolement. Il en allait de même pour les professionnels, chacun finalement dans sa spécialité. Même au niveau régional, les acteurs dialoguaient entre eux alors que l’on discutait partout des mêmes problèmes, sans échanger avec l’extérieur. Nous nous sommes dit : « essayons pour une fois de mettre tous ces acteurs ensemble sur la même thématique ». Le Forum de Dakar va avoir un processus ouvert. Il va être décloisonné et inclusif. Sur un thème, on va retrouver les politiques, les universitaires, les professionnels, le secteur privé et les citoyens. Tous ensemble, ils vont discuter des mêmes thématiques et vont essayer de construire des idées et des propositions. C’est une innovation forte.

Par ailleurs, nous avons énormément consulté de personnes et entrepris de faire des évaluations des forums antérieurs. Nous en avons déduis un certain de nombre d’améliorations pour rafraîchir le Forum et le mettre vraiment dans l’axe de la modernité. Nous avons décidés qu’il fallait connecter le Forum aux événements internationaux. Depuis 1997, la première édition, le panorama des événements internationaux a bien changé. Aujourd’hui, vous avez une floraison de ce type d’événements internationaux, ce qui est une bonne chose. C’est peut-être même le résultat de l’action position du Conseil Mondial de l’Eau et des forums de l’eau. Aujourd’hui, vous avez par exemple la Water Week de Stockholm ou la Water Week de Singapour. Il y a une multiplication d’événements internationaux qui discutent plus ou plus de la même chose. Nous nous sommes alors posé la question suivante.  Comment faire en sorte d’ancrer le Forum sur cet existant ? Ne pas faire la même chose qu’eux et de les amener à être des plateformes de contribution pour le Forum en termes d’output et d’inputs. Le Forum va donc se nourrir de ces plateformes et permettre la réunion des acteurs. Cela permettra d’être plus efficace et plus économique.

J’aurais pu évoquer d’autres innovations mais je m’arrêterai sur cette dernière. Il s’agit de développer des partenariats stratégiques. Jusque-là les grands pays et le Conseil mondial de l’Eau étaient dans une logique d’organisation avec des comités essentiellement pilotés par ces deux entités. Pour l’essentiel, nous conservons cette organisation. Mais nous allons essayer d’avoir une construction en cercles concentriques. Chaque groupe de travail aura un noyau qui sera constitué du Conseil mondial de l’Eau et du Sénégal. Et il y aura un deuxième cercle avec les partenaires stratégiques qui peuvent être des institutions internationales, des ONG ou encore des centres universitaires de recherche. L’objectif sera d’accompagner les co-organisateurs dans la préparation. Enfin, un troisième cercle concentrique sera constitué des acteurs restant. Cette approche est extrêmement importante pour nous. Cela va vraiment apporter une plus-value au processus préparatoire. En effet, si l’on prend par exemple le cas l’eau pour le développement rural, il faut inclure en partenaire une organisation onusienne pour parler le développement de programmes, de politiques et d’initiatives. Elles vont donc nous accompagner – sans pour autant imposer leur agenda – afin que l’on puisse profiter de leur expertise. De même en Afrique, il y a un pays en avant en matière d’eau sur le développement rural, c’est le Maroc. Il y a eu des choses extraordinaires de faites dans ce domaine-là au Maroc. Il faut amener ce pays, son regard, et son expertise nationale au sein du Forum. Il y a aussi des ONG, comme Solidarités, qui nous accompagnent dans le domaine de l’eau. Nous voulons donc avoir ses partenariats stratégiques. C’est une nouvelle dynamique que nous avons introduite pour améliorer justement le portage du Forum et son inclusivité. Avec ces quelques innovations, vous avez donc une idée de ce que le Forum de Dakar souhaite apporter.

Alain Boinet : Le Forum Mondial de l’Eau est habituellement organisé par le Conseil mondial de l’Eau, dont le Président est Loïc Fauchon, et le pays d’accueil. Patrick Lavarde, pourrais-tu nous présenter un peu ce Conseil ? Et indépendamment de ces deux co-organisateurs, il y a notamment en France le Partenariat français pour l’Eau (PFE) qui regroupe nombre des acteurs de ce domaine, tu en es même membre. Quelles sont tes attentes envers le PFE pour le Forum ? 

Patrick Lavarde : Le Forum Mondial de l’Eau qui est né en 1997 à Marrakech, est le plus grand événement mondial de la communauté de l’eau. Il a une grande originalité puisque c’est le seul événement qui rassemble à la fois des chefs d’Etat et de gouvernements, des ONG de terrain, de grandes multinationales de l’eau et des PME, des autorités locales et des parlementaires, des organisations internationales, des scientifiques et des consultants indépendants… Finalement, c’est une composition comparable à celle du PFE dont les collèges correspondent à ceux du Conseil mondial de l’Eau.

Au cours des éditions passées, les Forums se sont plutôt déroulés dans des pays développés. Ils ont permis de faire progresser des enjeux importants de l’eau. Par exemple, la reconnaissance de l’accès à l’eau en 2010 a bénéficié de la prise de conscience des premiers Forums. Autre exemple, la ratification de la convention sur les bassins transfrontaliers a été un enjeu du Forum de Marseille (2012). A la suite du Forum, plus de 35 pays ont ratifié cette convention, lui permettant ainsi d’entrer en vigueur. La gouvernance était aussi un enjeu du Forum de 2012 et maintenant, grâce à l’OCDE qui anime la Water Gouvernance Initiative, des lignes directrices ont été produites et elles sont maintenant mises en application. Le Forum est donc d’abord un lieu de brainstorming qui permet de donner de la visibilité à certains enjeux.

Patrick Lavarde, Co-Chair of the Preparatory Committee of the World Water Forum.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, le 9ème Forum va mettre le focus sur un certain nombre d’approches nouvelles. La suppression des processus régionaux doit permettre de créer un dialogue renforcé entre les régions du monde. Nous allons également nous efforcer de ne plus travailler en silos, comme l’a évoqué Abdoulaye Sene. Dans le passé, le processus politique était relativement déconnecté du processus thématique. Au sein même du processus politique les ministres restaient entre eux, les parlementaires et les autorités locales également, sans guère d’interactions. Le processus thématique était l’affaire des professionnels, d’ingénieurs, de techniciens du monde de l’eau. Il a été complété selon les cas par un processus science et technologie comme ce fut le cas en Corée ou par un processus citoyen à Marseille. Mais chacun était dans son silo. Pour 2021, nous avons la volonté de concentrer le Forum sur un nombre limité de priorités : la sécurité de l’eau (1), l’eau et le développement rural (2), la coopération sous ses différentes formes (3), et le financement, la gouvernance, l’innovation et le partage des connaissances (4). Sur chacune de ces priorités, l’objectif est de travailler conjointement avec les autorités politiques, techniques et les structures citoyennes. C’est un défi pour le comité préparatoire parce que chefs d’Etat et ministres ne sont pas habitués à ce genre d’exercice. Nous verrons si cela fonctionne. Si c’est le cas, ce sera alors une innovation importante.

Une autre innovation sera de faire émerger des projets et de donner de la visibilité à ces projets. C’est ce que nos amis sénégalais appellent « l’initiative Dakar 2021 », où des porteurs de projet viendraient les faire reconnaitre et recevraient un label. Des financeurs de toute nature pourraient alors s’intéresser à ces projets lorsqu’ils sont émergents. Une sorte de « speed dating » pourrait s’organiser autour de ces projets.

Si je fais le parallèle avec ce qui s’était passé lors de la COP 21 à Paris, le gouvernement français avait accordé un million d’euros, montant certes modeste à l’échelle des enjeux mais tout de même non-négligeable, à un incubateur de projet. Il y a eu alors sept ou huit projets qui ont été maturés par l’Alliance globale sur le climat – née de la coopération entre les villes, les entreprises et les bassins et animée par l’Office international de l’Eau. C’est un peu la même idée pour le Forum Mondial de l’Eau. Si l’on peut arriver à faire perdurer et prospérer dans la durée cet exercice en visant les bailleurs de fonds, ce serait un succès.

A ce titre, le PFE et la communauté qu’il rassemble sont des acteurs potentiels de ce processus. Le président du PFE Jean Launay travaille d’ailleurs à l’élaboration d’un partenariat du Forum avec la France allant dans ce sens.

Alain Boinet : Abdoulaye Sene, vous avez évoqués un appel à manifestation d’intérêt en termes de partenaires stratégiques. Quand envisagez-vous de lancer cet appel ? Par ailleurs, les 20 et 21 juin aura lieu une réunion préparatoire au Forum, le Kick-off meeting, qu’attendez-vous de celle-ci ? Quels sont les objectifs que vous vous fixés ? 

Abdoulaye Sene : Pour être plus précis sur les manifestations d’intérêt, je dirais que nous avons très tôt repérés les partenaires. Nous avons compris très tôt que la réussite d’un tel Forum dépendait d’une grande anticipation. Nous avons donc testé en amont cette idée des partenaires stratégiques et dans cette phase nous avons tout de suite eu des manifestations d’intérêt. Très tôt, nous avons travaillé à essayer d’affiner cette initiative avec ces partenaires. Ils représentent la première frange de ces partenariats, néanmoins nous avons dans l’idée d’élargir.

Prenons le cas naturel de la France, je pense qu’à l’échelle mondiale on reconnait à la France son leadership dans le domaine de l’eau pour plusieurs raisons. Les grandes entreprises du secteur de l’eau sont essentiellement en France par exemple. Nous savons aussi qu’en matière de recherche la filière française est très en pointe. Nous savons que dans le domaine de la gouvernance le Forum Mondial de l’Eau de Marseille a été précurseur. Tout naturellement, nous avons donc sollicité la France pour qu’elle puisse être un partenaire stratégique, concernant notamment la gouvernance. Le processus a donc déjà été engagé et nous entendons bien, d’ici le Kick-off meeting, parachever le travail de consultation et peut-être faire un dernier bouclage pour voir qui veut véritablement s’engager comme partenaire stratégique dans ce Forum.

En ce qui concerne le Kick-off meeting, pour nous c’est un événement très important dans le processus préparatoire. C’est à travers ce Kick-off que nous allons développer ce qui devrait préfigurer en termes de format du Forum. Nous allons essayer de décliner les quatre priorités que j’ai précédemment évoquées, d’en affiner le contenu et d’avoir la trame de ce que sera ces sessions.

Ensuite, le Kick-off meeting devrait nous permettre de définir une feuille de route pour la préparation. A partir du moment où on aura organisé des séances très ouvertes, au cours desquelles nous allons écouter tous les acteurs, et que la trame des sessions aura été définie, nous voudrions qu’ensemble nous nous demandions comment la feuille de route pour mars 2021 va-t-elle être organisée. Quand va se tenir les premières réunions de groupe de travail ? Comment allons-nous les organiser ? Allons-nous seulement organiser des réunions physiques ou allons-nous recourir à d’autres mécanismes qui vont nous permettre d’utiliser des consultations virtuelles ou des consultations déposées ? Tout cela devra être discuté et défini à l’occasion du Kick-off meeting.

Nous voyons ce processus en deux grandes étapes. La première se fera autour d’une session de nature hautement politique dans laquelle les autorités sénégalaises, le Conseil mondial de l’Eau et peut-être d’autres acteurs vont délivrer des messages pour remobiliser la communauté internationale et indiquer quelques pistes de priorités stratégiques.

Ensuite, il y aura les séances techniques durant lesquelles nous réaliserons le travail que j’ai mentionné : expliciter les thèmes, définir le cadrage et le format des sessions, voir aussi les initiatives sur lesquelles il faudrait d’ores et déjà se mettre à travailler. Je pense que le Forum doit en effet se positionner sur des choses très concrètes. En Afrique par exemple, tout le monde parle actuellement de changements climatiques, de coûts écosystémiques, de dégradations de grands massifs comme celui du Fouta Djallon qui donne naissance aux principaux cours d’eau en Afrique de l’Ouest. Ce sont des dégradations qui inquiètent. De même, quand on regarde la question du lac Tchad, on en a beaucoup parlé, c’est avant tout une question d’enjeux hydriques d’abord. Est-ce que dans le processus, on ne peut pas offrir à cette problématique une occasion de développer des initiatives. Et au-delà, il y a d’autres parties du monde qui ont d’autres problématiques tout aussi importantes, tout aussi sensibles et urgentes qui pourraient donc être traitées. Nous voulons faire émerger ces problématiques.

Patrick Lavarde : Oui, le kick-off sera ouvert par le Président de la République du Sénégal ce qui atteste de l’ambition d’avoir une mobilisation politique forte sur les enjeux de l’eau. Le kick-off meeting est toujours une étape importante dans les forums puisque c’est l’événement qui mobilise les acteurs pour définir la feuille de route, comme vient de le dire Abdoulaye Sene. En effet, ce qui est important dans le Forum, ce n’est pas seulement la semaine du forum, mais aussi le processus préparatoire. Il vaut autant que le résultat final.

Puisque nous avons dit que l’idée était de faire un Forum différent, il faut donner corps à cette idée. Le Forum ne se traduira pas nécessairement par une déclaration ministérielle, préparée par des diplomates souvent peu au fait des sujets liés à l’eau. L’objectif est d’être capable d’identifier sur chacune des quatre priorités des résultats pouvant créer une avancée significative. Il s’agit d’un objectif essentiel. En effet, réunir des personnes pour savoir s’il doit y avoir dix ou vingt sessions sur tel ou tel sous-sujets, c’est facile. En revanche être capable d’identifier des réponses avec la richesse d’un échange multi-acteurs et multirégional, c’est un défi important. Le résultat du Kick-off meetingc’est être capable d’identifier des « prises de guerre », à savoir les quelques résultats escomptés à l’issue du Forum. Cela permettra de concentrer la préparation du Forum sur ces objectifs.

Alain Boinet : Il y a eu des échanges de courriers entre les Présidents français et sénégalais. Il y a là une dimension possible de partenariat stratégique. D’autres partenaires stratégiques seront aussi présents. Quels seront alors ces partenaires, quel est l’enjeu du partenaire stratégique pour le Forum? Que peut-on attendre de la France d’une part et des autres partenaires d’autre part ? Qu’est-ce que les deux jours de conférence internationale à l’UNESCO du 13 et 14 mai apportent dans cette perspective ?

Patrick Lavarde : L’idée des partenaires stratégiques est une manière d’associer institutionnellement de grands acteurs internationaux du secteur de l’eau à la dynamique du Forum. Cela se faisait dans le passé de manière plus informelle. Pour la 9ème édition, nos collègues sénégalais souhaitent formaliser les contributions les plus significatives au Forum. Pour chacune des priorités, il y aura un noyau de préparation qui associera d’une part, des experts (des personnes avec de très bonnes connaissances sur une priorité) et, d’autre part, des grands acteurs qui ont des choses à dire sur la priorité en question ou qui peuvent apporter des moyens de différentes natures. Ce sera donc l’interaction entre ces deux sous-ensembles qui constitueront le squelette du processus préparatoire. L’idée étant bien entendu que les partenaires stratégiques ne viennent pas uniquement pour « vendre » leur agenda ou ce qu’ils ont déjà préparé, mais de les stimuler en allant plus loin avec les experts.

Par exemple, en marge de la conférence de l’UNESCO de la mi-mai, il y a eu la signature d’un accord entre le gouvernement coréen et le gouvernement sénégalais. Il y en a eu un autre entre l’UNESCO et le Sénégal, et un entre l’UNESCO et le Conseil mondial de l’Eau. Récemment un accord entre le gouvernement d’Egypte et le Sénégal a également été conclu à l’occasion d’une visite d’Etat. Ces partenariats montrent l’intérêt particulier de beaucoup d’acteurs pour les enjeux de l’eau en Afrique et particulièrement en l’Afrique Subsaharienne. Ainsi, le Kick-off meetingsera l’occasion d’inciter d’autres acteurs à participer et à s’impliquer. Tous les pays et toutes les institutions qui le souhaitent sont les bienvenus.

Alain Boinet : Abdoulaye Sene, suite à cet échange de courriers entre le président du Sénégal, Macky Sall et le président français, Emmanuel Macron, qu’attendez-vous de la France ? Un des principaux partenaires stratégiques sur les quatre priorités ? 

Abdoulaye Sene Pour être plus clair, je vais d’abord évoquer les relations particulières qui lient le Sénégal et la France. Je pense qu’il faut d’abord prendre en compte cela pour comprendre la nature de ce partenariat.  D’abord, nous pensons que nous appartenons tous à l’Office international de la francophonie (OIF). Le Sénégal a accueilli deux sommets de la francophonie et est un des pays les plus engagés dans celle-ci. Nous pensons donc que nous avons cela en commun et que le monde francophone, pas seulement la France, doit véritablement se mobiliser pour réaliser ce Forum. C’est un défi pour le Sénégal et pour la communauté francophone.

Deuxièmement, le Sénégal et la France ont des liens et des accords particuliers au plan économique, diplomatique, politique et social. La nature de ces liens devrait amener à ce que la France soit aux côtés du Sénégal dans l’organisation de ce Forum. Il faut ajouter que la France aujourd’hui a imposé un leadership mondialement reconnu dans le domaine du climat et qui dit climat, dit « eau ». Jean Launay lui répète souvent que « le climat, c’est l’eau ». Donc avec tous les engagements qui ont été pris, au World Planet Summit ou l’accord de Paris, la France ne peut pas ne pas se saisir de l’occasion que lui offre le Forum Mondial de l’Eau en Afrique, pour montrer son engagement et son leadership dans le domaine de l’eau. Je pense aussi que la France a une expertise diversifiée. Je parle notamment du secteur privé et de la recherche. L’expérience française est une expérience qui aujourd’hui inspire beaucoup. Et je pourrais citer bien d’autres choses que la France est en train de faire en matière d’eau, des choses que nous souhaiterions valoriser également dans le cadre du Forum de l’eau.

Je l’ai évoqué, la France a réussi brillamment le forum mondial à Marseille avec des acteurs et des outils. Nous souhaitons que la France soit donc à nos côtés dès le début du processus. Nous avons besoin de son expertise en tant que pays qui a accueilli un forum et a bien réussi. Au-delà de la cela, la France a inspiré, en ce qui concerne la gouvernance, beaucoup de choses que nous sommes en train de reproduire. Elle peut ainsi nous aider à soutenir la réflexion sur aussi les outils de financement, en matière de gestion. Mais la France, comme tous les pays, est confrontée aussi à des problèmes dans le domaine de l’eau, à des problèmes de coopération. Ainsi, pour que ce Forum aboutisse et soit couronné de succès, nous pensons que la France, partenaire du Sénégal, doit s’investir. Le succès de l’Afrique, sera celui de la France, car ce sera aussi celui de la francophonie.

Le président Macky Sall a adressé au président français une lettre pour parler du Forum. Cela montre que l’attente est forte. Et les discussions avaient déjà commencé le 7 mars 2018, avant même que nous n’allions à Brasilia. Dès le départ, le président nous a dit que c’était un challenge et que le Sénégal ne pouvait pas se permettre de faire moins bien que les autres. L’édition de Dakar doit être aussi réussie que les autres éditions. Nous devons avoir les mêmes standards sur l’organisation. C’est pourquoi, nous souhaitons faire ce partenariat avec la France.

La réponse du président Macron, positive, nous a d’ailleurs réjouit et rassuré sur les possibilités de ce partenariat. Mais vous avez raison, il faudrait peut-être aller un peu plus vite. J’ai l’habitude de dire à nos amis français, qu’il faut qu’ils s’adaptent aux nouvelles réalités du monde et marcher plus vite. Le président Emmanuel Macron est un homme de la « marche » et c’est exactement ce qu’il faut faire : marcher plus vite. Le 14 mai, nous allons signer un protocole de l’UNESCO avec la Corée, le Maroc, l’Egypte, etc. La France a été sollicitée très tôt, tous les autres ont été sollicitées bien après. Je comprends qu’en voulant bien faire et faire avec beaucoup d’envergure, la France veuille prendre son temps pour bien préparer. Mais je pense qu’il faut aller vite. C’est la seule chose que nous interrogeons aujourd’hui : la cadence. Le président Macky Sall qui parle beaucoup d’accélérations, aimerait bien que le président Emmanuel Macron rassure le monde en allant plus vite. Le Sénégal est certes très modeste dans ses capacités mais ne manque pas d’ambitions et peut se prévaloir d’un réseau de partenaires et d’amis qui seront présents à nos côtés pour relever les difficultés.

Alain Boinet : Patrick Lavarde, que peut-on donc attendre de la France en particulier pour ce Forum en tant que partenaire stratégique et as-tu quelque chose à ajouter pour conclure cet entretien ?

Patrick Lavarde : Je ne peux pas m’exprimer sur ce point au nom de la France sachant que je suis impliqué au sein du Comité préparatoire en tant que gouverneur honoraire du Conseil Mondial de l’Eau et ancien président de l’Association internationale des Ressources en Eau, une organisation fondatrice du Conseil Mondial de l’Eau. Je sais néanmoins que le Président de la République française a témoigné de l’intérêt de la France à participer à la préparation du Forum.

La France a une longue histoire avec le Sénégal et nous sommes mobilisés conjointement dans la francophonie. Après des forums qui se passaient dans des pays non-francophones, le 9ème forum est une occasion de promouvoir la francophonie. C’est aussi l’occasion de partager nos savoir-faire dans la gestion de l’eau et de montrer par exemple ce que font les ONG du secteur humanitaire français qui sont particulièrement actives en Afrique. Le Forum Mondial de l’Eau en Afrique représente un enjeu pour notre pays et pour l’Union européenne si l’on se réfère à l’action que peuvent développer d’autres pays sur le continent Africain, un continent émergent avec un fort potentiel. Il y a à l’évidence obligation d’être présent sur le plan géostratégique et humanitaire.

Source : Défis Humanitaires